Beckett à Berlin/Beckett’s Berlin : analyse comparée

I Beckett à Berlin/Schlachtensee

L’ouvrage Beckett’s Berlin, par Erika Tophoven, est paru à Berlin à la Nicolaische Verlagsbuchhandlung en 2005. Dix ans plus tard, les éditions Gallimard publient, dans la collection Le sentiment géographique dirigée par Christian Giudicelli, un ouvrage de Pedro Kadivar intitulé : Petit Livre des Migrations. Outre le prologue consacré au grand auteur iranien Hedayat, l’ouvrage se compose d’un recueil de chapitres thématiques regroupés en deux grandes parties, la première étant intitulée « La perception des frontières », la seconde « Abolition des frontières ». Le chapitre central de la seconde partie porte le titre « Beckett à Berlin ». Toutefois, l’auteur mentionne déjà Samuel Beckett dans le chapitre précédent intitulé Schlachtensee, qui se lit un peu comme une introduction. On y apprend que l’auteur connaissait Beckett de nom quand il vivait encore en Iran, qu’il apprécie ce lac de Berlin auquel il associe « le troisième mouvement du quatuor n°2 opus 64 de Haydn ». Pedro Kadivar précise que les sources disponibles n’attestent pas que Samuel Beckett s’est rendu au bord du Schlachtensee au cours de son séjour à Berlin : « Il n’y a peut-être pas mention de ce lac dans son journal de voyage, mais on ne sait jamais »(Kadivar, PLDM, p.103)

Pourtant, en lisant attentivement Beckett’s Berlin, page 95, on trouve les précisions suivantes :

Am Morgen des ersten Feiertages sucht Beckett wieder Befreiung von seinen inneren Nöten in der Natur. Er macht sich auf in den Grunewald, wo er zwischen Pechsee und Barsee, « einen grossen, grünen, still versunkenen Teich », quer durchs Gelände wandert. Er sieht einen Vogel mit gelber Brust, eine Art Specht, und geht ihm nach, dieser entzieht sich in geradezu spielerischer Weise, indem er immer auf den nächsten Baum fliegt, wenn sein Verfolger sich nähert. Doch bald überkommen Beckett wieder wehmütige Gedanken, vor allem an Weihnachtsspaziergänge mit dem Vater daheim in den Wicklow Mountains, an die Krapp, die Hauptfigur des Einakters Das letzte Band, sich erinnert : « … Sei wieder in der Talschlucht am Heiligen Abend, um Stechpalmen zu suchen, mit den roten Beeren … » Etwas unterhalb des Kaiser-Wilhelm-Turms gelangt Beckett ans Ufer der Havel. Von dort läuft er zum Grossen Fenster, vorbei an der Halbinsel Schwanenwerder, dann zum Beelitzhof und nach einer kurzen Pause weiter im sinkenden Licht am Schlachtensee entlang bis zur alten Fischerhütte. « Besser konnte ich den Weihnachtstag unter den vorherrschenden Umständen nicht verbringen », notiert er am Ende des Tages. (Tophoven, BB, p.95)

En traduction, cela donnerait :

Au matin du jour de Noël, Beckett cherche à nouveau à échapper à ses affres intimes en s’évadant dans la nature. Il se rend dans le parc Grunewald, entre les deux lacs du Pechsee et du Barsee décrit comme une grande mare verte et calme (« … very pretty, a big green still Sunkenpond … » Beckett, journal de bord berlinois, 25/12/1936)(A noter que le terme Sunkenpond semble avoir été écrit comme un nom propre). Il traverse le parc à l’écart des sentiers, remarque un oiseau à gorge jaune, une sorte de pivert, et se met à sa poursuite, tandis que ce dernier s’esquive avec une sorte d’enjouement en passant d’un arbre à l’autre dès que s’approche le poursuivant. Mais bientôt, Beckett est de nouveau tourmenté par le souvenir des promenades qu’il faisait à Noël avec son père dans les Wicklow Montains, promenades auxquelles se référera Krapp, le personnage principal de La dernière bande : « … Soit de nouveau dans le vallon une veille de Noël, à cueillir les houx, celui à baies rouges … » Un peu en deçà de la tour de l’empereur Guillaume, Beckett rejoint les berges de la rivière Havel. De là, il rejoint le Grosse Fenster en longeant la presqu’île Schwanenwerder, puis le Beelitzhof et, après une brève escale, alors que la lumière du jour baisse et qu’il suit les rives du Schlachtensee, il atteint l’ancienne cabane de pêcheurs.

Dans son journal, la mention du Schlachtensee est très précisément la suivante « The wonderful bit along N.W. shorts vs Schlachten See (Beckett, journal de bord berlinois, 25/12/1936).

L’évocation de La Dernière Bande semble inciter Pedro Kadivar à effectuer un autre rapprochement, celui qui se rapporte à cette sorte d’illumination que Beckett semble avoir vécu en mars 1946 à Dublin, et qui trouve sa trace dans la pièce. Ce faisant, il ne tient pas compte, dans un premier temps, des informations que fournit l’ouvrage Beckett’s Berlin au sujet de l’emploi du temps de Samuel Beckett à Berlin durant le Nouvel an 1936/37 : « Je ne sais pas ce que Samuel Beckett a fait le 31 décembre 1936 à Berlin, comment il a fêté le Nouvel An. Je ne veux pas le savoir » (Kadivar, PLDM, p.104).

Par ce rapprochement, Pedro Kadivar semble souligner l’intensité du sentiment qui s’est forgé au contact de ce lac, qui « l’acheminais à son insu vers l’Iran ». Cela justifie l’emplacement de ce chapitre du début de la seconde partie de l’ouvrage, qui est dédiée à l’abolition des frontières.

Vingt pages plus loin, en suivant le fil chronologique détaillé par Erika Tophoven, il doit pourtant constater que Beckett s’est promené au bord du Schlachtensee. Ce lac est le trait d’union entre Kadivar et Beckett, souligné par la description d’une sorte d’illumination que Kadivar rapproche de celle attribuée à Beckett à Dublin en 1946.

Il existe également un troisième lien entre le vécu de Kadivar et celui de Beckett. Du moins dans la version originale de l’ouvrage de Kadivar, qui fait référence à l’intérêt de Beckett pour le compositeur Haydn. En se reportant à l’indication biographique qui sous-tend cette affirmation, on s’aperçoit cependant que Pedro Kadivar a confondu le nom Haydn avec celui du peintre Henri Hayden, un ami de Samuel Beckett. Lapsus sans doute remarqué par le traducteur allemand de l’ouvrage de Kadivar, car le passage a été supprimé.

Par contre, la traduction ne supprime pas le paragraphe suivant, qui comporte également une coquille dans sa version originale, en reproduisant une citation française de Samuel Beckett. En fait, Beckett ne mentionne pas un « ciel quintessencier », mais un « ciel quintessencié » (Tophoven, BB, p.36, une citation qui n’est d’ailleurs pas tirée de son journal de bord berlinois, mais de sa correspondance avec son ami Thomas Mc Greevy). Un néologisme que Beckett s’autorise pour mieux saisir la particularité du fameux « ciel au-dessus de Berlin ».

Ces projections hasardeuses ne font finalement que renforcer le sentiment d’exil et de solitude qui se dégage de ce chapitre. Pour ainsi dire, la seule issue qui reste est de se constituer des repères pour ainsi dire par effraction. Ce dont témoigne magistralement le chapitre suivant du Petit livre des migrations.

II Beckett à Berlin/Source principale

Au sein de l’ouvrage Petit Livre des Migrations écrit par Pedro Kadivar et publié par les éditions Gallimard en 2005, le chapitre intitulé Beckett à Berlin couvre 28 pages. Il est suivi par un dernier chapitre où le lien avec la figure et l’œuvre de Samuel Beckett devient ténue. Pour autant, l’ouvrage Beckett’s Berlin évoque brièvement la façon dont l’auteur irlandais a découvert, au musée Pergame de Berlin, les façades de Mschatta, devant lesquelles Pedro Kadivar met en scène en février 2006 un spectacle théâtral auquel il fait référence à la fin de son ouvrage. A noter que ces façades ne font pas forte impression sur Samuel Beckett, qui leur préfère les miniatures mongoles, comme le précise l’ouvrage Beckett’s Berlin (p.96), ouvrage d’ailleurs en vente à l’époque dans la librairie du musée.

L’ouvrage Beckett’s Berlin a-t-il été remarqué par Pedro Kadivar à cette occasion ? Ce qui est sûr, c’est qu’il a constitué une source d’inspiration pour le Petit Livre des Migations, et tout particulièrement pour le chapitre dédié à Beckett. D’ailleurs, dès le second paragraphe de ce chapitre, une note en bas de page – la seule de tout le chapitre – indique : « Toutes les citations sont tirées du très beau livre d’Erika Tophoven, Beckett’s Berlin (Nicolaische Verlagsbuchhandlung GmbH, Berlin, 2005), qui m’a servi de source principale pour l’écriture de cette partie ».

Par cette note en bas de page, Pedro Kadivar indique que les références au journal de Samuel Beckett se basent directement sur les informations qu’en donne l’ouvrage Beckett’s Berlin. De fait, à cette époque et en grande partie jusqu’à aujourd’hui, ces journaux sont restés inédits. Il était cependant possible de les consulter à Reading, à condition de s’habituer à déchiffrer patiemment une écriture peu lisible. En l’occurrence, Erika Tophoven n’a pas eu besoin, pour l’occasion, de se rendre à Reading, dans la mesure où les sources lui ont été livrées en min propre et à titre confidentiel par l’ayant droit Edward Beckett dans la perspective d’une publication.

Il s’agissait également de confronter ces informations avec d’autres sources biographiques comme la correspondance de Samuel Beckett avec Thomas Mc Greevy, toujours inédite. D’ailleurs, la note en bas de page de la page 107 du Petit Livre des Migrations renvoie à tort au Journal de Beckett, rédigé la plupart du temps en anglais. La citation en question est une traduction de l’extrait d’une carte postale adressée par Samuel Beckett à son ami Mc Greevy pour lui expliquer les raisons de son voyage.

Pour rédiger l’ouvrage Beckett’s Berlin, il ne suffisait pas de se rendre à Reading pour transcrire les carnets de voyage, et de comparer les informations avec la correspondance alors disponible. Il fallait également consulter en profondeur les archives qui se rapportent à la période donnée, qu’il s’agisse des archives de musées, des documents accessibles pour reconstituer le cheminement des œuvres remarquées par Samuel Beckett, les archives de la presse, celles de ville de Berlin, les études d’histoire de l’art. Il a fallu marcher sur les traces de Beckett dans une ville remodelée, retrouver les lieux-dits, les hôtels ou pensions, les cafés ou au moins l’atmosphère qui s’en dégageait à l’époque. Logiquement, l’attention glissait également vers les personnes que Beckett a croisées à Berlin, comme Axel Kaun, Eichheim, Heinz Porep, Günter Albrecht. Tout cela a pris de longs mois et a nécessité en fait un déménagement en bonne et due forme à Berlin.

Ces recherches font suite à une petite cinquantaine d’années de confrontation avec l’œuvre et la personne de Samuel Beckett, d’abord au travers de l’activité de traduction et de contacts personnels avec l’auteur, puis par une immersion d’une bonne dizaine d’années dans l’œuvre de l’auteur, mais aussi des œuvres auxquelles elle fait référence. Ce travail a permis d’établir des liens entre les mentions souvent succinctes du journal de voyage et la vie et l’œuvre de Samuel Beckett, d’éclairer les avis et jugements de cet auteur. Il a fallu ensuite trouver la forme adéquate à tout cela, faire des choix en matière d’informations et d’iconographie, susciter l’intérêt d’un éditeur. Dans le cas présent, Beckett’s Berlin n’aurait sans doute pas vu le jour si les éditions Nicolai n’avaient pas déjà édité sur le même modèle un ouvrage dédié à Nabokov – de même que la parution de Beckett’s Berlin a sans doute facilité la publication d’un troisième et dernier ouvrage de la même série, consacré au photographe juif Roman Vishniac. Le format particulier se retrouve plus récemment dans un ouvrage analogue dédié au Berlin de Döblin. L’orientation de cette série d’ouvrages, initiée par celui consacré à Nabokov, impliquait un lourd travail de recherche iconographique.

Tout ce long travail de gestation débouche sur un ouvrage de 150 pages abondamment illustré dont le contenu n’a en aucune façon été contesté depuis par les exégètes de Beckett. Sa place est d’autant plus notable qu’il éclaire avec subtilité ce qui pousse le jeune écrivain à se rendre dans la capitale du Reich nazi, un an après la proclamation des lois raciales de Nuremberg. Vu de la France, ce voyage est presque perçu comme une transgression, voire un faux pas. Il fera sans doute interférence à une traduction de cet ouvrage en français. Pedro Kadivar balise le champ de son chapitre en déclarant d’emblée, page 107 : « Cependant, il (Beckett) sait pertinemment où il met les pieds, avec une conscience politique qui aiguise son regard et le fera souvent s’indigner d’un pays sous le règne nazi que guette le fantôme de la guerre ». La question est pour ainsi dire évacuée, mais il faut constater qu’elle l’est aussi dans l’ouvrage allemand, qui relève certes les remarques plus ou moins ironiques de Beckett au sujet de cet environnement nazi omniprésent, mais sans réserver à cette question un chapitre ou un sous-chapitre.

Par contre, le chapitre intitulé « Beckett à Berlin » de l’ouvrage de Kadivar se cale largement sur la succession des informations fournies par Erika Tophoven dans son ouvrage en langue allemande, ne serait-ce qu’à cause du respect d’une chronologie précisément étayée par les notices du journal de bord.

III Beckett à Berlin/Inspiration

Il existe de nombreux parallèles entre le long texte d’Erika Tophoven et le chapitre éponyme de Pedro Kadivar. Comme l’auteur l’indique lui-même, le chapitre français est inspiré de l’ouvrage allemand. Est-ce un plagiat, un détournement de propriété intellectuelle qui a échappé tour à tour au directeur de collection Giudicelli, aux éditions Gallimard puis au Sujet Verlag de Brême qui en a programmé la traduction en allemand ? La notion de plagiat représente une accusation grave qui ne peut en dernier ressort que se fonder sur les conclusions d’un procès.

Commençons par les ressemblances. Page 106 de l’ouvrage de Kadivar, le récit de l’arrivée de Beckett à Berlin se base sur le journal de bord de la période de Hambourg, transcrit par Erika Tophoven. Page 108-109, puis 113-114, les références à Giorgione, au musée de Brunswick, à Proust ainsi que le portrait de Giorgione sont tirés du livre d’Erika. Il en va de même de certains passages page 110-111, de la référence à l’hôtel et la pension page 112, les références à la Bible page 114-115, l’extrait célèbre de la lettre à Mary Manning Howe page 115, une partie de la page 116. Les pages 117-118, autour du Romanisches Café, se rapportent aux pages 22-23 du livre allemand. Le second paragraphe de la page 117, qui évoque le plan de voyage, se trouve également dans l’ouvrage d’Erika. Même chose pour les références à Vermeer 119-120, celles relatives à Saint-Jean Baptiste, les pages 121-122 qui se rapportent aux musées visités par Beckett, tant pour le texte que pour le choix de l’illustration (48-49 chez Erika). La page 122 de l’ouvrage de Kadivar se rapporte à la page 48 de l’ouvrage d’Erika, illustration incluse. La description de la journée de Noël page 123, puis 124, 126, se trouve chez Erika. Les pages 127-128, autour des miniatures indiennes, sont basées sur des passages du livre d’Erika (page 96, illustration incluse), qui évoque aussi Mschatta, au cœur du chapitre suivant de l’ouvrage de Kadivar. Il en va de même pour la description de la journée de la Saint-Sylvestre, page 128-129, détaillées en allemand aux pages 99-101, puis page 131-132 des informations autour de l’aéroport Tempelhof (en allemand, page 34 avec une image page 35). La référence à Rembrandt page 132-133, et à son intérêt pour les miniatures indiennes est également présente dans le livre d’Erika (page 56-57). S’ajoute l’évocation des contacts berlinois de Beckett, détaillés par Erika page 103 (Porep, Eichheim), Albrecht et Kaun page 118 de l’ouvrage allemand, et 119 pour la lettre à Kaun.

Cela fait beaucoup et on peut se poser la question de la probité intellectuelle, en fonction des usages, quand tous ces emprunts ne sont mentionnés que par une seule note en bas de page, au début du chapitre dédié à Beckett.

Toutefois, il serait erroné de dire que le chapitre Beckett à Berlin de Kadivar est un condensé de l’ouvrage allemand. Le chapitre ne suit pas vraiment l’ordre chronologico-thématique spécifique de l’ouvrage d’Erika. Il opère une stricte sélection de quelques informations clés qui lui importe pour son propos. Un propos qui progresse d’ailleurs à la faveur d’une composition tressée, avec des paragraphes thématiques parallèles qui s’entrelacent élégamment pour nous mener quelque part. La différence fondamentale est là : Erika Tophoven s’en tient le plus possible à une présentation neutre de la vie menée par Beckett à Berlin, tandis que chez Kadivar, il s’agit d’utiliser ce matériel pour l’intégrer dans le propos du Petit livre des migrations. Mais ce propos, quel est-il ? Le chapitre sur Beckett s’inscrit dans la partie consacrée à l’abolition des frontières. Cette abolition nécessite en premier lieu que le personnage, à l’instar de l’auteur Kadivar lui-même, soit une sorte d’exilé. Le moyen d’abolir les frontières et de retrouver une patrie est double. D’abord, il y a l’art, dans la pratique contemplative et analytique de Beckett ou à l’exemple de Rembrandt copiant les miniatures indiennes dont il doit se séparer. En second lieu, l’abolition des frontières s’atteint par une sorte d’illumination, celle éprouvée apparemment par Kadivar aux bords du Schlachtensee, et celle de Beckett à Dublin en 1946.

L’auteur Kadivar doit éviter l’écueil d’une comparaison directe entre lui et Beckett, qui serait perçue comme présomptueuse. Toutefois, le propos caché est bien d’établir un tel parallèle, et la façon de puiser dans le thésaurus intellectuel de l’ouvrage allemand y contribue, faisant apparaître l’auteur comme un érudit partageant la sensibilité de Samuel Beckett. Si, comme l’usage le recommande, les emprunts avaient été signalés comme tel dans des notes en bas de page ou en fin d’ouvrage, cet effet de rapprochement aurait été troublé.

Les entrelacs du chapitre de Kadivar font avancer le lecteur pas à pas, au fil des paragraphes, avec des informations qui restent digestes. Les digressions sur Giorgione ne sont pas traitées d’un bloc, par exemple. D’ailleurs, si le sujet Giorgione est amené par l’ouvrage allemand, les digressions sont de Kadivar, qu’il s’agisse des évocations de la Bible ou de Proust. Elles ne se trouvent d’ailleurs ni dans le journal de bord, ni dans l’ouvrage allemand.

La construction du chapitre est élégante, pas scrupuleusement chronologique. L’un des ressorts, qui souligne l’importance de la scène du Schlachtensee, est qu’au début, l’auteur fait mine de ne pas s’intéresser à la question de savoir si Beckett s’y est rendu ou non. Cela lui permet de poser plus librement sa propre expérience du Schlachtensee, son illumination à lui. Plus tard, il concède à la lumière de l’ouvrage d’Erika que Beckett s’y est bien rendu, tout de même, et il en dérive une évocation d’une sorte d’illumination beckettienne. On comprendra que l’abolition des frontières est aussi, par cet expédient, une abolition de la distance temporelle qui sépare Beckett et Kadivar. Beckett n’est pas seulement un compagnon d’armes de l’exilé Kadivar. Kadivar s’approprie Beckett, de même qu’il s’approprie l’ouvrage allemand. C’est une façon pour lui de dépasser l’exil, en quelque sorte. A la migration physique répond une sorte de migration artistique qui peut l’abolir comme par magie.

Reste à comprendre pourquoi le chapitre termine en queue de poisson par l’évocation de la visite effectuée par Beckett au nouvel aérodrome Tempelhof. L’imagination de Kadivar prend son envol. Il y imagine Beckett imaginant qu’il embrasse effectivement le métier de pilote et se remémore plus tard avec apitoiement ses affres lors de la visite du Tempelhof au tournant de l’année 1937. Tout cela débouche sur un bref paragraphe, la chute, qui bien sûr constate qu’il n’en est rien, que Beckett ne quittera pas l’écriture, que ce sera un long chemin de croix jusqu’en 1951, année de la mort de l’écrivain iranien Hedayat. Joli looping qui établit un subtil parallèle induit entre Beckett et l’Iran, sans doute aussi la damnation créative de Beckett et de Kadivar. En quelque sorte, l’abolition des frontières par l’art a un prix, l’artiste reste prisonnier de son art. Et en filigrane, la montée au firmament de Beckett coïncide avec la fin de l’auteur iranien. Kadivar ferme ainsi la parenthèse de son assimilation à Beckett. La mention de Hedayat renvoie à un chapitre au début du Petit livre des migrations. Hedayat est une icône grandiose et malheureuse de l’exil, Beckett est présenté comme un exilé triomphant même s’il est prisonnier de lui-même et de son art. Les derniers chapitres du Petit livre des migrations débouchent sur l’évocation du travail artistique de Kadivar à Berlin, comme une sorte de résultante dialectique induite.

Nul doute que le chapitre que Kadivar consacre à Beckett présente des côtés séduisants, tout comme son ouvrage qui a tout de même valu à l’auteur une publication aux éditions Gallimard. Il faut cependant maintenant passer en revue un certain nombre d’erreurs manifestes qui entachent l’ouvrage français et partant la réputation de son éditeur, au même titre d’ailleurs que la façon cavalière avec laquelle sont traitées les références iconographiques.

Page 107-108, Kadivar écrit que la liaison de Beckett avec Peggy Sinclair s’achève en 1931, ce qui n’est pas certain. Contrairement à ce que prétend Kadivar, c’est la famille Beckett qui s’oppose à la liaison, pas la famille Sinclair. Par ailleurs, Peggy est décédée en 1933, pas en 1931. Enfin, William Sinclair est décédé en 1937, pas un an après le décès de sa fille. Page 110, Kadivar s’aventure à considérer que « ensuite il (Beckett) ne pratique plus aucun sport et ne s’intéresse guère aux actualités sportives », ce qui est faux. Beckett est resté un sportif, il jouait au tennis et il était un très bon nageur jusqu’à un âge très avancé. Il lui es arrivé de se lever en pleine nuit pour suivre à la télévision de mémorables matchs de boxe, et il s’intéressait entre autres aux informations sportives sur le cricket.

Kadivar insiste sur la contemplation par Beckett de deux œuvres de Vermeer. Pourtant, ni ces deux œuvres, ni l’œuvre de Vermeer en général n’attirent vraiment l’attention de Beckett. Par contre, Kadivar fait l’impasse sur le peintre Brauer, quasiment inconnu en France, mais qui justement fascine tout particulièrement Beckett. Page 128, Kadivar écrit à tort que Beckett s’est rendu au Romanisches Café lors de la journée de la Saint-Sylvestre. Kadivar présente Beckett comme un migrant marqué par l’incertitude et l’errance, alors que l’auteur irlandais se fixera définitivement à Paris dès 1937. Page 130, la citation de Beckett qui appelle de ses vœux la solitude a été rédigée par Beckett en allemand. A plusieurs reprises, Kadivar se trompe dans l’orthographie de l’un des interlocuteurs berlinois de Beckett, qui se nomme Axel Kaun et pas Kahn. Page 133, il est faux de considérer que Beckett est en train de travailler à la rédaction d’un roman, il a achevé Murphy avant son départ et cherche désespérément un éditeur.

Si l’on ajoute la méprise un peu grotesque au sujet du peintre Henri Hayden confondu avec le compositeur Haydn, et la coquille relative au néologisme beckettien quintessencié, la liste des erreurs relevées dans le chapitre « Beckett à Berlin » de Pedro Kadivar appelle quelques remarques. Premièrement, les erreurs sont nombreuses. Mais elles témoignent plutôt d’une négligence, car elles ne se rapportent pas au cœur du propos. Par exemple, si Kadivar concentre son propos sur un autoportrait de Giorgione et une miniature indienne, ce qu’il trouve à en dire est correct. Ces négligences ne sont pourtant pas totalement anodines car elles permettent à l’auteur de mieux soumettre la matière de l’ouvrage allemand à son propos à lui. Là encore, deux interprétations se côtoient. La première y lit des développements hâtifs permettant de se démarquer un peu de la pure copie. Kadivar intercale par ci par là une conjecture qui se révèle parfois inapproprié, notamment quand il évoque Samuel Beckett. La seconde interprétation, c’est que ces glissements sont le fait de l’abolition des frontières, de la symbiose entre Kadivar et Beckett. Hayden devient Haydn, Kaun devient Kahn, et alors ? Pour ainsi dire, il s’agit de migrations.

Ainsi, la substance de l’ouvrage allemand épuisé a migré vers le Petit livre publié aux éditions Gallimard. Erika Tophoven a trouvé en Pedro Kadivar un lecteur attentif et fasciné qui fait revivre la matière dans une langue étrangère. La rédaction sobre et enjouée de Kadivar permet de passer un bon moment, le monde Beckett s’ouvre sur l’art d’une façon inédite pour le public français.

Seulement, force est de constater que le premier ouvrage est épuisé, tandis que le second est en circulation avec un nombre inquiétant d’approximations et d’erreurs. Alors que le français est la seconde langue de création de Beckett, que la France a été sa patrie choisie et que les éditions Gallimard publient la correspondance de Samuel Beckett, il serait de bon ton de ne pas en rester sur cet emprunt un peu malheureux. A défaut de retirer l’ouvrage de Kadivar de la circulation, ou de l’amender de quelque manière, le mieux serait sans doute de concrétiser cette migration d’une matière intellectuelle notable pour permettre au public français d’accéder au portrait du jeune artiste qui se dégage des journaux de bord rédigés par Samuel Beckett lors de son voyage en Allemagne.

Revenir aux sources confrontera les exégètes au même problème que celui qui a conduit à la rédaction de l’ouvrage allemand. Tel quel, je journal est sans doute impubliable, au moins peu lisible. Mais entre le fac simile obtus et l’exploitation abusive de seconde main, le bon sens inviterait à s’en remettre à une adaptation française de l’ouvrage allemand. Sachant qu’il existe chez Erika Tophoven une matière abondante, publiée ou inédite, consacrée aux autres étapes du voyage en Allemagne de Samuel Beckett. Une matière qui, rappelons-le, est le fruit d’un travail de recherche personnel qui s’est étendu sur une vingtaine d’années, sans aides d’aucune sorte, sinon la passion pour cet auteur et la gratitude pour le fait que son succès mondial a jusqu’à aujourd’hui facilité la vie des ayants-droits que constitue la famille Tophoven.

Beckett in Deutschland, kein verschenktes Thema

Bisher verlief die Rezeption von Becketts Bezug zu Deutschland eher unglücklich und schleppend. Zwar hatte Samuel Beckett mit seinem Werk gerade in Deutschland einen solchen Erfolg, dass er eine ganze Reihe seiner Stücke dort inszenieren durfte, und daraufhin sich für mehrere längere Aufenthalte in Deutschland aufhielt. Bekannt ist ebenfalls Becketts besondere Zuneigung zur deutschen Sprache, die auch schon vor dem Zweiten Weltkrieg durch wiederholte Besuche genährt wurde. Dem entsprechend war es für den Autor zeitlebens wichtig, bei der Übertragung aus dem Französischen und dem Englischen ins Deutsche über ein verlässliches und eingespieltes Team zu verfügen. Seine Werke eigenständig ins Deutsche zu übertragen, dass traute sich Samuel Beckett nicht zu, und er hatte auch sonst schon mit den eigenen Übersetzungen aus dem Französischen ins Englische und umgekehrt mehr als genug zu tun. Aber Samuel Beckett verstand deutsch, er kannte und schätzte die deutschsprachige Literatur so sehr, dass es an vielen Stellen bis in sein Werk hineinwirkt. Er erlebte gerade noch mit Wohlbefinden, dass die damalige DDR im Laufe der Achzigerjahre ebenfalls, nach jahrzehntelanger Blockade endlich Publikationen billigte. Im Westen bemühte sich Siegfried Unseld wie kaum ein anderer Verleger um die Verbreitung von Becketts Werk und wagte sogar Veröffentlichungen in drei Sprachen. Wäre Beckett nicht schon in zwei komplexen Sprachräumen beheimatet gewesen, hätte die Beziehung zu Deutschland wohlmöglich ein ganz anderes Gewicht erlangt. Gibt es im Zwanzigsten Jahrhundert einen einzigen anderen ausländischen Autor, der Deutschland auch trotz der Nazizeit so nah stand, und der die deutsche Kulturwelt im Bereich Literatur, Theater und Funk, ja sogar Fernsehen auf eine so grundlegende Weise beeinflusste ?

Diesem Tatbestand zum Trotz fällt die wissenschaftliche Erforschung dieser einzigartigen Beziehung bisher eher unglücklich aus. Wie gesagt, zu Unselds Zeiten wagte man zum Beispiel noch eine Veröffentlichung zu den Bühnenproben für eine von Samuel Beckett inszenierte Aufführung von Glückliche Tage. Nach dem Tod von Samuel Beckett und auch seines deutschen Übersetzers im Jahre 1989 ging es lange Jahre um das Sammeln von Becketts Korrespondenz und die Fertigstellung der autorisierten Biographie. Erika Tophoven schrieb "Becketts Wanderjahre in Deutschland" von 1928 - 1937 (bevor die Tagebücher bekannt waren). Das Manuskript wurde allerdings bei Suhrkamp zurückgestellt, als die Erscheinung der Biographie unmittelbar in Aussicht stand.

Fazit

Die Analyse dieses Vorgangs liegt drei Jahre zurück. Dringende Arbeiten drängten sich in den Vordergrund, und erst die Corona-Krise führt jetzt dazu, beiseite Geschobenes wieder in die Hand zu nehmen. Der Groll stieg jedoch auch wieder auf, als vor kurzem von einer Lesung Kadivars aus seinem 'kleinen Buch der Migrationen' die Rede war, das offenbar trotz meiner Proteste beim sujet verlag immer noch in Umlauf ist. Eine Richtigstellung scheint mir daher auch zu diesem verspäteten Zeitpunkt als angemessen.

Straelen, 18.3.2020