German fever.  

La Deutsche Schillergesellschaft, qui supervise les Archives allemandes de la littérature à Marbach, a inauguré le mois dernier une exposition sur le thème « Beckett en Allemagne ». L’exposition se base sur plusieurs fonds documentaires complémentaires de celui de Marbach, qui dispose déjà depuis un certain nombre d’années des archives des éditions Suhrkamp, et apparemment aussi des documents témoignant des échanges entre Samuel Beckett et la radio régionale SDR. Les curateurs de l’exposition, Mark Nixon et Dirk Van Hulle, ont pu y adjoindre des documents du fonds Beckett de Reading, dans la mesure où Mark Nixon dirige la Fondation Internationale Beckett de Reading. Pour sa part, Dirk Van Hulle est professeur à l’université d’Anvers. Mark Nixon et Dirk Van Hulle ont publié notamment, en 2013, Samuel Beckett’s Library. Un travail qui a débouché sur la digitalisation de la bibliothèque personnelle de l’auteur.

Comme cela est de tradition à Marbach, l’exposition, qui s’étendra jusqu’à fin juillet 2018, donne lieu à la publication d’un ouvrage de la série marbacher magazin, estampillé 158/159. L’ouvrage, en allemand et en anglais, est vendu en ligne au prix de 20 euros. Depuis les années 70, tant le mode de publication que le mode d’exposition a dû se forger. Depuis le n°100 il y a une quinzaine d’années, la graphie a été relookée avec profit, à la hauteur de ce que cette série représente aujourd’hui, soit une sorte de média spécifique, livre-catalogue, de haut vol, surtout par sa façon de se concentrer sur les éléments exposés, sans cultiver une prétention d’exhaustivité.

Autant que le registre permette de le constater, le numéro double 158/159 (250 pages) est le premier consacré à Samuel Beckett, et il se distingue également par l’intégration de la traduction anglaise de l’introduction. En l’état, la relation particulière que Samuel Beckett a entretenu sa vie durant avec l’Allemagne restera donc encore la face cachée de l’auteur, vu de la France.

Pour les Allemands, la dualité anglo-française de Beckett a toujours été admise et valorisée. De leur côté, les Français ont toujours eu suffisamment de mal à se coltiner la face anglaise de l’œuvre, voire saisir les nuances irlandaises, pour s’attarder sur la tiers-langue allemande qui est pourtant l’une des meilleures clefs d’accès à son travail. Ce n’était pas de bon ton après la guerre, avec ce séjour en plein nazisme. Plus tard, c’en était presque gênant de voir que Samuel Beckett disposait chez Suhrkamp d’éditions trilingues, qu’on le sollicitait sans cesse pour qu’il mette en scène ou en ondes ses créations. Beckett avait choisit de vivre en France et d’écrire en français, c’était l’essentiel.

En ce sens, l’ouvrage de Mark Nixon et Dirk Van Hulle est une petite révélation pour la France. Pour autant, il ne fait que lever modestement une partie du voile. Car cela fait sans doute partie des règles de ce magnifique média des marbacher magazin que l’introduction colle au plus près de l’exposition. Elle est presque redondante par rapport aux informations parfois abondantes fournies pour chaque document exposé. Le thème Beckett et l’Allemagne est loin d’être épuisé, c’est une mise en bouche appétissante qui annonce, notamment, la publication prochaine d’une transcription des journaux de bord rédigés par Beckett lors de son séjour en Allemagne, fin 1936 et début 1937.

L’exposition se concentre sur 5 aspects : la découverte par Beckett de la langue et de la littérature allemande, son voyage en Allemagne pendant le nazisme, sa relation avec les éditeurs Peter Suhrkamp puis Siegfried Unseld, les mises en scène au Schiller Theater de Berlin et le travail réalisé pour la radio SDR.

Le premier chapitre est une bonne entrée en matière pour aborder l’essentiel, à savoir la recherche des très nombreuses références que fait l’œuvre à la littérature allemande, comme cela transparaissait déjà dans les choix de traduction que l’auteur suggérait à son traducteur. Le second chapitre révèle un aspect de la biographie qui a déjà été éclairé en Allemagne par plusieurs ouvrages, sachant que l’un d’entre eux, fourni et consacré à l’ensemble du séjour de Samuel Beckett en Allemagne en 1936/1037, avait été déposé aux éditions Suhrkamp par Erika Tophoven, ma mère, il y a une quinzaine d’années, et qu’il est resté inédit. Il témoigne d’un long travail de recherche sur les traces de Samuel Beckett, effectué avant d’avoir eu connaissance de l’existence des journaux de bord, réservés à l’époque au biographe James Knowlson. Dès que l’accès aux journaux a été rendu possible, Erika Tophoven s’est rendue à Reading pour les décrypter afin d’enrichir sa compréhension de ce voyage, ce qui a généré deux ouvrages, l’un succinct au sujet du séjour à Hambourg, l’autre, riche et quasiment exhaustif, sur le séjour à Berlin.

Le troisième chapitre est centré sur la relation particulière que Beckett a entretenue avec son éditeur allemand. Son mérite est de mettre en lumière à quel point, notamment, l’éditeur Siegfried Unseld, en parfait prolongement de Peter Suhrkamp, a contribué de façon décisive a imposer pour ainsi dire Beckett en Allemagne. On a envie de dire : davantage encore que Jérôme Lindon en France ou au moins, d’une autre manière, sur une autre portée. A la lumière de la correspondance éditée de Samuel Beckett, il serait intéressant justement de comparer en détail la relation que l’auteur a eu avec ses différents éditeurs. Mais aussi, de ne pas oublier les relations entre Beckett et d’autres éditeurs allemands comme notamment le Fischer Verlag.

La quatrième partie est d’une importance extrême pour tout projet de mise en scène des œuvres de Beckett en France. D’un autre côté, ce n’est pas parce que l’Allemagne dispose, en particulier grâce aux éditions Suhrkamp, d’ouvrages détaillés sur Beckett metteur en scène que les nombreuses mises en scène allemandes contemporaines de son œuvre s’y réfèrent, on fait plutôt comme si tout cela n’existait pas et que tout était permis. En France, la case mise en scène est occupée par Roger Blin depuis le début, au point que ce dernier va considérer que Beckett s’inspire de lui. De là à estimer que le travail allemand de Samuel Beckett comme metteur en scène dérive de Roger Blin, il n’y a qu’un pas et l’on se retrouve dans la trappe car toute l’évolution de la dramaturgie de Beckett dans les années 70 et 80 devient incompréhensible.

Enfin, la dernière partie de l’exposition concerne le travail radiophonique de l’auteur, qui trouve au SDR de Stuttgart un troisième ou quatrième point d’ancrage (Tophoven, Unseld, Schiller-Theater, SDR). C’est sans doute la partie la plus occultée du travail de Beckett, vu de la France. D’autant que le travail radiophonique prend en Allemagne, depuis la fin de la guerre, une dimension différente de celle qu’elle a en France. Et complémentaire de l’approche anglaise de cette discipline dramatique aujourd’hui tombée en désuétude. Le travail radiophonique débouche sur la télévision, Beckett aux avant-postes de la génération vidéo. 

Difficile de travailler sur l’œuvre de Beckett sans disposer d’une vaste culture et surtout sans être parfaitement trilingue. A défaut, les exégètes s’y brûlent facilement les doigts. Nixon et Van Hulle ne sont pas des amateurs, loin de là. Leur force est d’avoir su rester en retrait, de se concentrer sur le factuel et parfois l’anecdotique que révèlent les documents exposés. L’existence de l’exposition à 4 heures en TGV de Paris, jusqu’à l’été prochain, et la très belle facture de cet ouvrage d’accompagnement bilingue ont de quoi déclencher une nouvelle vague d’intérêt pour Samuel Beckett en France, nourrie par la contribution spécifique de la troisième langue. Malheureusement, les temps ont changé et il n’y a plus, à preuve du contraire, ni Siegfried Unseld, ni Jérôme Lindon pour sous-tendre une telle redécouverte.