Godot tire les rois

Surprise en feuilletant le quotidien régional allemand Rheinische Post du 5 janvier 2018 (Rheinische Post est le quotidien régional de référence à Straelen, où je viens passer quelques jours). Leur éphéméride est consacré à la première de En attendant Godot, un 5 janvier 1953 à Paris. Il se peut bien que par un effet du hasard, le 5 janvier, veille de l'Epiphanie, ne renvoie pas jusqu'à maintenant à des événements importants ou des catastrophes, du moins ne s'imposent-elles pas comme en France désormais les 7,8 et 9 janvier, qui sont marqués jusqu'à nouvel ordre. L'éphéméride sur En attendant Godot emprunte un portrait de Beckett à Wikipedia et de fait, sur Wikipedia, la date est associée à la première au théâtre de Babylone, pour ce qui est des pages allemandes, mais pas des pages françaises, ni des pages anglaises. Le texte de l'éphéméride de la Rheinische Post n'établit pas le lien avec l'Allemagne, ni avec Straelen. Gageons que si d'autres journaux régionaux allemands publient des éphémérides, il y a ou a eu déjà des renvois à cette pièce. Tout de même, il est étonnant que cette première houleuse fasse date davantage en Allemagne qu'ailleurs. A l'époque, l'éditeur Fischer s'est rapidement assuré les droits de représentation en Allemagne, brûlant la politesse à Peter Suhrkamp, ex-administrateur des éditions Fischer sous le 3e Reich, puis fondateur de la célèbre maison d'édition éponyme, qui a dû se contenter des droits d'impression. Entraîné par Arthur Adamov, Elmar Tophoven a été si marqué par la pièce qu'il s'est tout de suite mis à la traduire, sans même songer à demander un contrat. Au bout de quelques semaines, un ami en visite lui a conseillé d'aller voir Jérôme Lindon séance tenante. L'éditeur a fait parvenir la traduction à l'auteur, fin connaisseur de la langue et de la culture allemande, qui ne se montra guère emballé au premier abord, mais se résolut à proposer des séances de travail communes par gentillesse, une gentillesse qui a rendu en fait un immense service à la future famille Tophoven, compte tenu de la notoriété persistante de cette pièce, notamment dans le monde germanique. Samuel Beckett s'est rendu en septembre 1953 à Berlin pour la première allemande, les affiches mentionnant alors le titre Wir warten auf Godot, devenu Warten auf Godot en imposant une innovation linguistique, l'emploi de l'infinitif comme gérondif. Dans une prison de Westphalie, un détenu procéda de son côté à une traduction de la pièce, qui n'a malheureusement pas été conservée. La première eut lieu en novembre 1953. Un quart de siècle plus tard, Samuel Beckett se chargea de mettre en scène Warten auf Godot au Schiller Theater de Berlin.

Le théâtre n'était pas jusque-là le principal centre d'intérêt de l'auteur, mais après le succès international d'En attendant Godot, la scène ne le lâchera plus, ou presque. Aucune de ses pièces n'atteindra la notoriété de ce coup d'essai, pas même Fin de partie dont on raconte que c'était sa pièce préférée, ou La dernière bande à laquelle il tenait tant. Les rapports de Samuel Beckett avec le théâtre ont une dimension conflictuelle, pas seulement dans la rupture que signifie En attendant Godot par rapport aux us et coutumes de l'époque. L'auteur aura tant de mal à faire respecter ses indications scéniques qu'il acceptera volontiers la tâche pour lui éprouvante de mettre lui-même en scène, successivement, toute une série d'oeuvre théâtrales en Allemagne. Ce travail compliqué avec les comédiens débouchera finalement sur une forme d'évacuation de ces derniers, au travers d'oeuvres ultimes qui glissent vers la vidéo.