Le 28 août 1945 à Mourmelon-le-Grand

Le 28 août, dans le monde, c’est depuis 1963 le jour du discours de Martin Luther King, comme l’Amérique nous l’a rappelé hier, ce discours sur le rêve qui reste un rêve. En Allemagne, beaucoup de gens cultivés savent que le 28 août est l’anniversaire de Goethe. On connaît assez la façon très goethéenne avec laquelle le grand poète a mis en scène la constellation astrologique de sa naissance, ou plutôt de ce personnage de légende inoxydable vers lequel il s’est progressivement transformé au cours de son existence.

Dans les camps de prisonniers allemands en France, il est peu probable que la date du 28 août 1945 ait été commémorée unanimement par un hisser de drapeau humaniste. Les nazis n’étaient pas vraiment parvenus, ni à transformer Goethe en national-socialiste, ni à l’évacuer des programmes scolaires, juste à pervertir le Faust si l’on s’en tient au scénario de Mephisto. Ils y sont parvenus avec Hölderlin, avec Nietzsche (et pour cause) mais pas avec Goethe, ou si peu. Mon père lisait en 1944 une petite compilation de poche de textes de Nietzche intitulée « Wir Furchtlosen ». Est-ce que cela l’a aidé à supporter les bombardements à l’hôpital au milieu de la Ruhr, où il a justement eu tellement peur.

Dès le 28 août 1944, il ne restait pas grand-chose à commémorer au sujet de Goethe. Depuis mars, sa maison natale de Francfort n’était plus qu’un tas de ruines. Heureusement, cette issue fatale avait été anticipée dès 1939, afin de faciliter une reconstruction éventuelle. Le centre historique de Weimar avait été bombardée abondamment par les Américains à cause de l’usines d’armement, sans que je sache si la maison de Goethe y a bénéficié du même traitement mémoriel préventif. Non loin de Weimar, le camp de Buchenwald a été bombardé aussi en massacrant de nombreux déportés, et en détruisant aussi dans l’enceinte du camp le grand vieux chêne baptisé au nom du poète.

Ma mère Erika ne se souvient pas d’avoir appris des ballades de Goethe à l’école sous les nazis. Elle se souvient de « Die Glocke » de Schiller, que son arrière-grand-mère apprenait déjà, au milieu du 19e siècle, ce marathon de la récitation allemande. Quand les nazis évacuaient Goethe des programmes, ils préféraient Schiller mais Schiller ramenait à Goethe, tôt ou tard.

Goethe a été conçu un siècle après le traité de Westphalie qui marque pour les territoires germaniques un point bas comparable à 1945. Un siècle plus tard, l’Allemagne échoue dans sa tentative d’unification démocratique, dans la ville natale de Goethe, un échec dont les lourdes conséquences se mesurent précisément un siècle suivant, d’abord par la déroute de la République de Weimar, dans la ville de Goethe, puis par le nazisme. Enfin, 200 ans après sa naissance, la figure de Goethe accompagne la renaissance de l’esprit européen.

Le 28 Août 1945, Elmar Tophoven publiait déjà la 21e édition de son journal de camp, le Stacheldrahtexpress. La formule était désormais rodée sur le plan formel ou pour le contenu, dont la qualité notamment iconographique allait encore progresser. Il s’agit d’un de ces journaux de camps tolérés et même favorisés par les Américains, comme le précise Fabien Théofilakis, maître de conférences à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et spécialiste de l’histoire des camps de prisonniers allemands en France après la Seconde guerre mondiale. Le camp en question est dénommé PW-Camp St Louis, plus tard ce sera PW-Camp Pittsburgh.

Elmar Tophoven est le rédacteur, comme le précisera un article rétrospectif à l’occasion du 50e numéro du journal en soulignant la performance de ces éditions à un seul exemplaire affiché, qui trouvent chaque jour des centaines de lecteurs, non seulement au sein du camp, mais même dans un camp voisin. Un illustrateur, Alf Kaiser, vient prêter main forte, qui s’échappera à l’occasion des fêtes de Noël 1945 en sonnant le glas de la formule. La cartouche précise que la parution du journal est quotidienne sauf rupture de stock de papier, formule variantée par celle qui lie la périodicité à la disponibilité de lumignons. Le journal comprend en général deux pages. Sur la une, on trouve initialement l’emploi du temps de la journée, souvent une histoire drôle en images, et un ou plusieurs articles ou brèves, parfois aussi des vœux d’anniversaire immanquablement formulés dans le sens d’une libération prochaine. Une bonne partie de la seconde page est occupée par la leçon d’anglais. Le sport joue un rôle non négligeable, tandis que les images évoquent souvent des femmes.

L’édition du 28 transgresse un peu la formule dans le sens où Elmar annonce espérer pouvoir rajouter dans le courant de la journée une contribution du musicologue Hans-Heinz Stuckenschmitt, comme cela paraîtra effectivement sur une page séparée. Pour commencer, dans l’édition du jour, Alf Kaiser dessine la silhouette présumée de Goethe et contrefait sa signature. « Über allen Gipfeln ist Ruh’ », le bref poème de six vers que tout le monde connaît et que beaucoup se remémorent (c’est l’anti-marathon de la récitation), est transcrit avec une écriture soignée.

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Voici maintenant le texte signé H.H.S. en traduction française :

A l’occasion de l’anniversaire de Goethe

« Jamais l’idéal d’un homme allemand personnifiant l’esprit, la véritable citoyenneté mondiale, la pensée européenne sans aveuglement nationaliste n’a mieux pris forme que chez celui que nous vénérons comme notre plus grand poète : Johann Wolfgang Goethe.

Venu au monde il y a exactement 196 ans dans une belle maison bourgeoise de Francfort sur le Main donnant sur le Hirschgraben, son existence physique englobe une période de grands bouleversements mondiaux ; il a survécu à Mozart, Schubert, Beethoven, Schiller, Kleist, Rousseau, Napoléon et tant d’autres parmi ceux qui ont forgé l’image de l’occident. Contemporain de la Révolution française, il a suivi l’émergence de l’Amérique du Nord. Rares sont les domaines d’études auquel l’auteur du « Faust », du « Wilhelm Meister » et d’une théorie des couleurs qui reste valable jusqu’à aujourd’hui dans ses grandes lignes, n’ait activement contribué. Ministre aux côtés de son ami le grand-duc Ernst August, il a œuvré de façon inoubliable à la modernisation de l’Etat de Weimar. De surcroît, nous admirons en lui l’un des plus éminents représentants de l’humanité en matière de savoir-vivre, chez un homme qui a su conférer à la notion de citoyen bourgeois - comme après lui Thomas Mann – et à celle de l’artiste un sens d’une profondeur inégalée.

A nous autres Allemands de 1945 auxquels échoit de reconstruire à partir de zéro sur les décombres d’un passé terrible, Goethe est le modèle d’un homme qui a traversé les hauts et les bas de l’existence sans se perdre, qui a su se contenter des situations les plus humbles, et à qui l’expérience réitérée de l’esprit a permis de dégager l’essentiel.

Après une période qui voyait d’un mauvais œil en Goethe le citoyen du monde, l’homme non aligné et le franc-maçon, au point d’en mettre en berne la vie de l’esprit, tournons-nous à nouveau et de plus belle vers celui qui a œuvré davantage pour le rayonnement de l’esprit allemand que les cohortes d’académiciens d’un Reich militarisé et politisé pour la conquête. »

Dans les archives, nous disposons d’un ouvrage du grand musicologue, sur Maurice Ravel, première édition de 1966, mais dédicacée à Berlin en février 1971, sans doute dans le cadre d’une mise en scène de Samuel Beckett : « A Elmar Tophoven en souvenir chaleureux de rencontres très malheureuses en France 1945-1971 et en signe de gratitude pour ses traductions magistrales ». Le contact intermittent avec Stuckenschmidt s’est poursuivi jusque dans les années 80 à Paris (le musicologue décède en 1986). Mon père racontait qu’à leur libération courant 1946, H.H.S. avait tenté de le convaincre de le suivre dans le monde de la presse où il était comme chez lui depuis des décennies. Je ne comprends pas pourquoi il ne l’a pas fait. Peut-être que le musicologue lui a proposé sans trop insister. Peut-être aussi que la presse d’après-guerre sans papier, dans des métropoles dévastées, ce n’était pas tout à fait la même chose que ce journal de prisonnier. Et puis, Elmar n’avait toujours pas abandonné son projet de devenir médecin, comme son père.

Est-ce Stuckenschmidt qui a reporté ce texte sur la feuille de papier ? La mise en page est soignée avec une lettrine sur six lignes, une écriture justifiée à gauche et en bâtons pas fréquente dans les éditions. On la retrouve cependant plus régulièrement à partir de la mi-septembre, ce qui souligne davantage encore l’effet de journal. Si l’on y ajoute plusieurs suites de la série Die Rakete, une analyse graphologique sommaire laisse penser que c’est Elmar qui a fait la transcription, veillant notamment à éviter que la fin d’un paragraphe se retrouve tout en haut de la colonne. Il y a même des effets de police, comme le nom du poète plus grand et plus gras. Mais le texte est bien de Stuckenschmidt, et il est très adroit. Même sur le plan syntaxique, il commence par une évocation de l’Allemand idéal qui semble avoir des relents nazis, qui commence par l’idée que l’individu allemand est l’incarnation de la spiritualité, de l’esprit, de la pensée. D’emblée, l’auteur fait un portrait rêvé de l’Allemand, pour terminer sur l’idée que Goethe incarne parfaitement cet idéal, et en tournant la phrase de sorte qu’elle finit précisément par son nom complet. Dans le paragraphe suivant, il dédaigne le rappel biographique, sinon pour évoquer en souvenir lettré et précis le lieu de naissance du poète, pour se concentrer plutôt sur une synthèse de tout ce que Goethe a pu côtoyer de personnages marquants et universellement connus de la culture occidentale. Que Goethe ait tâté de la Révolution française, beaucoup le savent, ne serait-ce qu’à cause de cette phrase sans témoins qu’il aurait prononcée au soir de la défaite de Valmy. Qu’il ait participé ou se soit enquis de l’émergence de l’Amérique du Nord est moins connu, cela témoigne d’une connaissance profonde de l’œuvre et aussi d’une politesse à l’égard des gardiens du camp.

La troisième strophe est éloquente dans sa progression. Elle commence par l’exagération selon laquelle le grand écrivain, l’auteur dramatique du « Faust » comme l’auteur romanesque du « Wilhelm Meister », aurait contribué au développement de presque tous les domaines de l’esprit. Vient ensuite sa contribution durable à la réforme de l’Etat, puis son excellence incontestée comme artiste de sa propre vie, quel paradoxe que les Allemands voient souvent les Français comme des Lebenskünstler alors qu’il ne s’agit pas vraiment de savoir-vivre, mais de cette capacité goethéenne de faire de sa vie une œuvre d’art. Enfin, le paragraphe se termine sur la notion de bourgeois au sens positif (en allemand, le sens négatif est donné en utilisant précisément le mot « bourgeois »), et enfin sur la notion d’artiste auquel Goethe aurait donné comme nul autre un sens profond.

Le quatrième paragraphe établit le lien direct avec le lecteur de ce mois d’août 1945, Goethe comme modèle humain pour affronter les défis de la reconstruction à partir de zéro. Possible que Stuckenschmidt se réfère là à des détails biographiques qui m’échappent, et en faisant abstraction de la façon dont Goethe construit son propre personnage. Selon Erika Tophoven, Samuel Beckett avait été frappé en effet à Weimar par l’extrême simplicité de la chambre où Goethe est décédé. Toutefois, il semble que Stuckenschmidt exprime dans cet art de la simplicité son propre art de vivre à Berlin et ailleurs au cours de son existence. Un sacré bonhomme.

Pour revenir à ce bref texte de commémoration, il devient en tout cas de plus en plus clair que le musicologue est en train d’agir sur le lecteur pour l’influencer. Le dernier paragraphe revient sur la façon dont Goethe a été marginalisé par les nazis, et donc sur l’image latente de Goethe chez les lecteurs du camp, afin de mieux la contrer. A ce titre, il recourt au sarcasme, qui raille non pas le quidam allemand, mais les thuriféraires du régime nazi. Selon lui, Goethe seul en a fait davantage pour le rayonnement de l’esprit allemand que ces cohortes de plumitifs zélés (parmi lesquels on trouve avec le critique musical Fritz Stege un ennemi direct). On revient donc à la fin de ce texte court au début de son propos, quand il est question de capter l’attention du lecteur en le caressant dans le sens du poil de sa germanité virtuelle. L’idée est cependant subtile. Goethe a fait davantage pour le rayonnement de l’esprit allemand que ces cohortes au service d’un régime politisé et militarisé. En d’autres termes, l’expansionnisme politique et militaire servi par des académies n’a pas obtenu des résultats comparables à l’effet d’un homme seul. Stuckenschmidt aurait pu écrire plus justement que l’action concertée de la politique et de l’action militaire d’invasion, confortée par les académies zélées, n’est pas parvenue à détruire totalement le rayonnement international de l’esprit allemand personnifié par Goethe. Il l’a tout de même durablement altéré.

Les exemplaires du Stacheldrahtexpress montrent le rôle de mentor culturel que Stuckenschmidt a joué dans le camp. C’est sous son égide qu’un mois plus tard, le 29 septembre, le chœur des prisonniers qui vient de se créer organise une soirée classique. Pour le coup, Elmar Tophoven semble s’être essayé dans le rôle de critique musical, citant à deux reprises Stuckenschmidt comme « Kulturleiter » et comme « Leiter des Abends » qui s’y exprime au sujet de l’immortalité de la chanson populaire allemande et de la poésie comme source inépuisable d’espoir et de joie.

Le numéro 50 du journal, qui procède à un retour sur l’initiative du Stacheldrahtexpress, ses acteurs et sa portée, inclut également un long article de Stuckenschmidt sur les biens inaliénables supérieurs aux biens matériels dont la génération de 1918, comme il l’écrit, a pu mesurer à plusieurs reprises l’inanité. L’article s’achève par l’évocation de la renaissance en cours de la vie culturelle, avec de premiers concerts et autres représentations. La soirée musicale du 29 septembre s’inscrit donc dans un contexte général de timide reprise de la vie artistique qui, davantage sans doute que la commémoration de l’anniversaire de Goethe par un journal de camp, peut être considéré comme un indice tangible. Pour sa part, à la suite de l’article de Stuckenschmidt, le journal annonce en veillée la lecture du Faust par l’un des autres piliers intellectuels de cette aventure, Hans-Leo Stolzhäuser, qui deviendra un haut fonctionnaire de la RFA.

Il est bien difficile d’évaluer la commémoration de l’anniversaire de Goethe dans les colonnes de ce journal de prisonniers. Sans doute fallait-il disposer d’une conjonction particulière, un camp américain favorable à la formule des journaux, une équipe de rédacteurs faisant preuve d’un esprit de continuité et d’endurance, et aussi d’un homme de lettres comme Stuckenschmidt, capable de faire le lien entre la figure mythique du poète et la réalité des prisonniers de guerre de ce camp. Né en 1901, critique et chantre de la musique moderne dès le début des années 20, Hans-Heinz Stuckenschmidt apporte son talent et sa bouteille. Exilé à Prague, il a été enrôlé dans la Wehrmacht en 1942 et se retrouve donc à Mourmelon-le-Grand dans la situation d’un prisonnier de guerre particulièrement éclairé.

Dans le Ravel dédicacé en 1971 de la bibliothèque des archives Tophoven, on trouve glissé une carte postale tapée à la machine d’une vue de l’hôtel Ukraine de Moscou, datée de Berlin le 22 septembre 1986 : « Cher Top, merci pour la carte relative au RAVEL et les nouvelles. Peut-être que je viendrai vraiment faire un tour en Basse-Rhénanie. Pour l’heure, nous avons ici un festival et des rencontres avec des artistes russes comme Rodion Schtschedrin. Nous avons fait connaissance à Moscou en 1971. Bien des choses à tous les tiens, Stuck ». Le musicologue n’est finalement pas venu visiter le Collège des traducteurs dont Elmar lui parlait. Il est décédé en 1988. Mais indirectement, quelques décennies plus tard, il nous a quand même rendu visite.

Préservé un peu par miracle, l’hommage de Stuckenschmidt à Goethe a toute sa place dans une histoire de la renaissance culturelle de l’Allemagne au beau milieu de l’année zéro. Mais le grand come-back de Goethe, ce sera en 1949. Le poète sera pour ainsi dire convoqué à la fois par la RFA et la RDA pour porter les deux régimes concurrents sur les fonts baptismaux. Lieu de naissance détruit contre lieu de vie et de décès préservé. Dans douze ans, la comète Goethe croisera à nouveau une Allemagne à présent unifiée pour le bicentenaire de sa mort et sa montée à l’Olympe, dans une année effectivement olympique. Et climatique. Possible que les accents de Stuckenschmidt soient alors de nouveau d’actualité.