Nagasaki mon amour

Mi 1945, alors que la guerre se termine mal dans le Pacifique, l’essentiel de la population allemande masculine active est en état d’arrestation. Les camps de prisonniers sont l’étape obligée pour sanctionner et « recycler » les soldats de la guerre totale en citoyens. Souvent, ces derniers se morfondent sans nouvelles de leurs proche, sans certitude sur leur domicile. Après des débuts chaotiques, l’univers carcéral s’organise. Dans le cas des camps américains sur le sol français, le quotidien des anciens soldats devient parfois plus agréable que celui des Français, estime cependant l’historien Fabien Théofilakis. Il l’est de toute façon en comparaison au sort réservé aux femmes allemandes, condamnées à déblayer les villes plus ou moins à mains nues, avant de subir toute leur vie le déficit d’hommes qui produit très vite une régression de l’émancipation.

Les prisonniers souffrent de l’incertitude quant à la durée de leur détention et certains choisissent de s’enfuir. Les activités organisées en autonomie dans les camps aident à passer le temps, et ménagent une fenêtre étroite pour la culture qui avait été complètement délaissée depuis une bonne dizaine d’années. Cet intermède n’est pas toujours goûté par des individus totalement désabusés, pour qui les liens sociaux tissés dans les camps presque malgré eux deviennent toutefois un ciment thérapeutique. Ils en auront besoin car la vie qui les attend dehors sera implacable.

Elmar Tophoven est fait prisonnier le 21 avril dans le Thuringe, tout près de la frontière occidentale avec la Basse-Saxe. Depuis plus d’un mois, son unité d’anciens blessés recule vers l’Est pour échapper aux Américains. Pour un peu, ils auraient reculé jusqu’aux troupes Russes. Elmar est un infirmier caporal-chef qui a intégré sans le vouloir une école de formation au grade d’officier, réservée aux soldats grièvement blessés. Apparemment, son unité basée sur les rives de la rivière Lahn pas loin du Rhin a remonté la Lahn pour échapper à la tenaille américaine après le franchissement du Rhin à Remagen.

Tout le monde savait qu’il fallait à tout prix éviter de se rendre aux Russes, mais se faire capturer par les Américains étaient un jeu risqué. Il fallait en général montrer le drapeau blanc, ce qui pouvait signifier une exécution immédiate, notamment par pendaison, si le front venait à stagner. Comme on en trouve mention encore début 1945 chez Elmar Tophoven pourtant décillé par de longues années de service en France, en Russie, en Italie, la foi en la victoire finale était encore présente en avril 1945. On ne peut se fier à personne, ni dans la troupe, ni dans la population, face à des unités SS et à la police militaire, la Feldpolizei.

Mais le 21 avril, enfin, c’est fait. Un soldat américain annonce par talkie-walkie sa prise d’un ‘german officer’. Le soldat Elmar rejoint comme tant d’autres l’immense camp d’Attichy près de Compiègne. L’afflux des prisonniers est tel que les Américains peinent à les nourrir. De cette période, quelques anecdotes. Premièrement, Elmar raconte qu’il est tellement sous-alimenté qu’il reste couché. Ensuite, il raconte que ses codétenus lui reprochent de mâcher longtemps sa nourriture au lieu de l’avaler comme ils le font. Et il y a une scène où il retrouve son camarade de la campagne de Russie, Zinsen, par ailleurs un ami de l’écrivain Heinrich Böll également interné dans ce camp, où ce dernier est affecté à la rééducation des ‘baby sharks’, les soldats allemands de moins de 18 ans. Zinsen le voit avec un livre et lui demande ce qu’il fait là avec un livre, quelle drôle d’idée.

Zinsen et Effert étaient les deux camarades de l’hiver ukrainien qui, selon les propos d’Elmar, lui ont permis de se détacher progressivement de l’idéologie nazie. Cela ne semble pas s’être fait pas des discussions politiques, mais plutôt par une certaine exigence dans la vie commune, et notamment par l’obligation de parler français. Issu d’une famille moins cultivée, Elmar avait cependant pris soin de suivre des cours de français lors de sa toute première affectation, en zone francophone. En Ukraine, chaque mot allemand prononcé par les trois camarades était taxé et l’effet fut qu’Elmar demanda à sa famille, par courrier, qu’on lui envoie des pièces de Molière. La correspondance d’Elmar en français avec son père se poursuit sur plusieurs années. Quand Elmar quitte le front de l’Est après la débâcle de Stalingrad, il poursuit ses efforts à Laval en payant des cours privés, ce qui lui facilite l’apprentissage de l’italien au moment où, en 1943, il est versé comme infirmier dans le talon de la botte. Il propose même ses services d’interprétariat à son unité, en vain.

D’Elmar, son camarade Hans-Heinz Stuckenschmidt, du camp St Louis, estime dans son autobiographie qu’il maîtrisait bien le français, ce qui le distinguait donc (par contre, il ne maîtrise pas l’anglais). De fait, l’une des tâches que l’infirmier prisonnier exerçait volontiers dans le camp était l’interprétariat. Et il a souvent raconté une intervention où il a fait part à un gendarme français de son intérêt pour disposer de textes dramatiques afin de monter des pièces de théâtre. Le gendarme avait également appris qu’Elmar fêtait ce jour-là, le 6 mars 1946, son 23e anniversaire, et lui apporta quelques pièces de Molière, à partir desquelles Elmar traduisit sans recours possible à un dictionnaire la comédie du « Médecin malgré lui » (il jouera le rôle de Léandre). Plus tard, sa bonne connaissance du français contribua à ce qu’on lui propose de devenir le premier lecteur d’allemand de la Sorbonne après la guerre, puis le traducteur littéraire que l’on sait.

Traduire et jouer la comédie a bien occupé le dernier mois de sa détention car il sera libéré le 26 avril. Durant cette période, les rumeurs sur des libérations prochaines se succèdent de plus belle comme autant de mirages, l’activité soutenue apporte un indispensable équilibre psychique à un soldat mobilisé à 17 ans soit près de 6 ans plus tôt. Il sait que sa famille a survécu, il a même pu longuement revoir son père peu après son arrivée au camp St Louis de Mourmelon-le-Grand. Son père a assisté au spectacle de Noël qu’il a écrit et qui marque le début d’une période créative qui s’étend jusqu’à 1949. Il sait qu’il a été libéré, que sa famille a un toit. Il est incroyablement privilégié. Mais son pouce gauche presque amputé entrave la perspective logique de prendre la succession de son père comme médecin du village. Pour l’heure, à côté de ses tâches d’infirmier dans le camp, il s’exerce à l’écriture rimée avec laquelle il a déjà créé quelques spectacles, dans l’attente de déployer ses talents dans celles de fêtes et chansons de l’université de Mayence à partir de 1947. Du camp, il n’en demande pas moins à ses parents de l’inscrire à Mayence en médecine pour ne pas perdre le semestre de la rentrée. Il lui faudra ce semestre complémentaire à celui entamé et écourté durant la guerre, pour comprendre que sa place est plutôt ailleurs.

Tandis que son père médecin multiplie l’apprentissage de langues étrangères et corrige les lettres en français que son fils lui envoie de l’Ukraine, la maîtrise par Elmar du français et de l’italien n’est pas antinomique à une vocation médicale. Mais que dire de son envie de publier un journal de camp, dès début août 1945, alors qu’il est déjà employé comme laborantin ? Les documents ne permettent pas de savoir d’où vient cette idée. Et pourtant, il en est fier, au point que presque tous les numéros publiés seront récupérés en rapportés à la maison, marqués ou non des gouttes de pluie auquel la météo du jour donnait lieu. Il aurait pu les partager avec le dessinateur Alf Kaiser, un personnage essentiel de ce tandem, mais ce dernier s’est fait la belle à Noël après avoir terminé les décors du spectacle de Noël et depuis, on ne sait pas ce qu’il est devenu.

Selon la transmission familiale, c’est le père d’Elmar qui rapatrie le journal lorsqu’il est libéré en février 1946. A cette époque, il est clair que cette série est bien achevée, l’attention d’Elmar se porte désormais sur les revues, les spectacles, la mise en vers. Il a bien trouvé un illustrateur pour la version dactylographiée de son histoire, la Traumrakete, en version spectacle et typoscrit. Les moyens d’expression ont considérablement évolué depuis juillet, il y a un théâtre, une machine à écrire, le papier semble disponible.

Quand a commencé l’aventure du journal, en août 1945, le papier est un problème et les crayons de couleur sont employés avec parcimonie, les premiers exemplaires sont écrits au crayon à papier. Qui a trouvé le titre, Stacheldraht-Express, abrégé comme St.Ex ? Il y a un jeu de mot implicite avec le câble du télégraphe qui est utilisé pour nommer les journaux (The Telegraph). On remarque aussi un jeu sur l’antinomie entre les barbelés qui immobilisent et le terme Express qui souligne le mouvement, la nouveauté, la rapidité. Produire un journal par jour est une gageure ; comme les détenus n’ont rien à faire et que l’affichage doit s’inscrire dans un rythme, c’est essentiel. Comment trouver à dire chaque jour ? La suite des numéros traduit une recherche de ton, de forme, de contenu.

Le principal mérite d’Elmar est d’avoir trouvé le ton. On peut penser que c’est Alf qui imprime la marque formelle, ainsi que les remarques des lecteurs. C’est un gros travail que de recopier plusieurs pages en caractères d’imprimerie avec un résultat sans faute d’orthographe. Au début, c'est encore l'écriture cursive, qu'Elmar manie de façon très lisible et équilibrée. Ce gros travail de rédaction est à mettre en relation avec la valeur que ces papiers ont pour Elmar et sa volonté de les conserver. D’ailleurs, Elmar essaie de mobiliser d’autres plumes, organise en vain des concours (spectacle de Noël qu’il créera seul), sollicite Alf plus présent vers la fin comme rédacteur.

Il y a une belle répartition des rôles, qui doit correspondre à la complexion de chacun. L’instance morale, c’est Stolzhäuser, l’instance culturelle c’est Stuckenschmidt. Elmar, c’est le doigté psychologique et l’empathie, la nostalgie. Quant à Alf, du moins dans ses dessins, l’effronterie et le désir sexuel s’affirment (va savoir si ce n’est pas cette combinaison qui l’a poussé à fuir en plein hiver pour tenter de rejoindre Vienne à des centaines de kilomètres). Le tout est brassé dans l’humour que partagent Alf et Elmar.

Pour ce qui est des personnages Piih-Wii et Muff-Muff, l’osmose est parfaite. Il est intéressant de constater que le premier personnage (Pii-Wiih, PW, Prisoner of War), est un pauvre type, tandis que le second est une projection de fantasmes sur un mauvais bougre qui vit ses défauts sans remords. Avec Piih-Wii, c’est le cartoon qui domine et sans doute l’imagination de Alf. Avec Muff-Muff et la Traumrakete, le texte rimé l’emporte, mais les dessins deviennent évocateurs et sortent du registre du camp.

La fin du journal s’explique non seulement par la perte du dessinateur dont la fonction dépasse clairement celle de l’illustrateur, mais aussi par le départ de Stuckenschmidt dont la date n’est pas précisée. La page retrouvée dans les archives du critique musical comporte des remerciements d’Alf et d’Elmar en guise de bonne route, et cela a donc dû intervenir avant Noël. De sorte qu’il ne restait plus, après Noël, que Stolzhäuser et Tophoven. D’ailleurs, dès novembre, la rédaction s’excuse de ne pas avoir publié quotidiennement le journal, en invoquant les répétitions pour le spectacle de Noël et le manque de bougies nécessaires dans cette saison d’automne.

Par ailleurs, si la signature de Alf se multiplie pour des entrefilets, celle de Top (Elmar) devient prépondérante et de scribe, Elmar est devenu un véritable rédacteur qui signe ses articles. Ses tâches pour développer la Traumrakete, le spectacle de Noël, publier un journal qui repose de plus en plus sur ses épaules, et l’interprétariat le dépassent, d’autant qu’il travaille aussi comme laborantin. Il n’y a pas vraiment eu d’essaimage de talents ou de fertilisation. L’envie d’écrire, voire de transcrire les textes du journal, de l’illustrer, d’apporter des connaissances, ne semble pas s’être répandue. D’autres activités se sont développées, dont témoigne une exposition des objets créés dans le camp, le football, les échecs et plus tard l’activité théâtrale.

Dans ce sens, le journal de camp n’est pas le résultat d’une injonction ou suggestion des Américains, ni l’œuvre du soldat Tophoven, mais la résultante d’un petit groupe intéressé par des activités « culturelles » que Stuckenschmidt a été chargé de développer par le chef de camp allemand. Cette occupation rentre apparemment dans les stratégies d’occupation des Américains, mais elle est le fait d’un concours de circonstance et de la présence d’un petit noyau d’acteurs complémentaires. C’est peut-être ce qui rend ce témoignage précieux, outre son état de conservation et la biographie consécutive des participants (Stolzhäuser, Stuckenschmidt, Tophoven).

Elmar Tophoven rapporte que lorsque Stuckenschmidt a quitté le camp, il lui a proposé de l’emmener avec lui dans l’univers de la presse. De fait, la lettre de remerciement conservée par Stuckenschmidt mentionne les adresses de Tophoven et Kaiser. Lorsqu’Elmar était selon lui le tout premier Allemand à retourner vivre en France après la guerre, ses talents auraient pu être utilisés par la presse allemande mais cela ne s’est pas fait et son intérêt allait plus dans le sens de la littérature que du reportage politique. Lorsque la troupe de Mayence à laquelle Elmar appartenait est venue à Paris en 1951, Elmar a rédigé un compte-rendu paru dans la presse allemande. Les chemins avec « Stuck »se sont recroisés plus tard. L’éditeur d’Elmar, Suhrkamp, était amoureux de la cantatrice Margot, épouse de Stuckenschmidt. Stuckenschmidt écrit qu‘il a recommandé Tophoven comme traducteur à Suhrkamp sans doute au moment où il était question de choisir un traducteur pour la traduction des romans de Beckett, « L’Innommable » et « Malone Meurt ».  Stuckenschmidt et Tophoven ont été tous deux membres de la Deutsche Akademie für Sprache und Dichtung et se sont vu assez régulièrement à partir des années 70.

Les talents d’écriture d’Elmar, qui apparaissent dans le journal de camp mais déjà dans les nombreuses lettres de la guerre, se sont révélés dans les chansons de l’époque de Mayence, les traductions mais aussi les nombreuses conférences rédigées pour promouvoir son idée de Collège des traducteurs. Peut-être que son idée renoue avec ce souvenir du camp de Mourmelon. Il ne s’agit plus de conforter moralement les prisonniers, mais plutôt les traducteurs littéraires esseulés et notamment âgés. L'école de Tolède a servi de modèle, mais sans doute aussi l'école de Mourmelon.