Triste jubilé

Arthur Adamov s’est donné la mort le 15 mars 1970, il y a 50 ans. Ce triste jubilé passe inaperçu, étouffé par la triste actualité, même si, grâce à l’ouvrage dédié publié par Gilles Ortlieb chez Fario l’automne dernier, et qu’on trouve par exemple chez Compagnie rue des écoles à Paris, l’homme nous regarde de sa (double) couverture avec ses grands yeux sombres. Leur étrange dissemblance est soulignée par celle des sourcils fournis et inégaux. Le photographe Boris Lipnitzki centre le portrait d’artiste sur l’œil droit vide et désespéré, pas sur l’œil gauche perçant et plus chaleureux. A moins que l’œil droit ne soit vif malgré le poids du sourcil, et l’œil gauche maladif. La photo remonte à mars 1955, il y a 65 ans. Adamov avait 46 ans. La photo n’est pas le fait du hasard. Arthur Adamov traverse alors une phase relativement favorable. Ses pièces, écrites parfois directement après la guerre, sont jouées et mises en scène dans le même microcosme que celles de Ionesco ou Beckett. La renommée est en train de s’étendre à l’international, notamment en Allemagne, où les critiques cessent de dénigrer ce nouveau théâtre comme trop marqué de l’esprit français. L’homme est habillé et coiffé, un trois pièces qui lui va, avec un veston en laine qui semble assorti à une espèce de gilet ou ouvert en V, et un châle (nous sommes également en mars), sans doute beige, qui contraste heureusement avec une chevelure de hérisson, poivre et sel et dense même si dégagée sur les tempes. Le dénuement que titre Gilles Ortlieb se reporte plutôt sur le mur du fond de ce théâtres des Noctambules, creuset de la création dans la mouvance qu’on appellera absurde. Au premier plan, la cigarette que tient la main gauche nonchalamment appuyée sur le fauteuil dont le moiré ressort avec une certaine élégance (était-il gaucher ?). A l’arrière-plan, le tuyau pour éteindre les incendies que peuvent provoquer les cigarettes, et qui semble altérer le confort des strapontins du fond. Sur la droite, avec sa petite serrure reluisante, une porte qui sera l’issue de secours.

Le dénuement, déjà, c’est ce théâtre de la rue Champollion, juste en face de Compagnie qui n’existe pas encore, seulement après que Samuel Beckett aura écrit et traduit le texte éponyme. Le théâtre, ouvert en 1939 en transformant un cabaret, fermera l’année suivante, recyclé en cinéma d’Art et d’essai. Cinq ans plus tôt, Roger Blin, le metteur en scène du premier Godot au théâtre de Babylone, joue au même au même endroit dans La grande et la petite manoeuvre, mise en scène par Jean-Marie Serreau. C’est un petit monde qui joue dans des petits théâtres du quartier latin mais aussi à certains autres endroits comme le studio des Champs-Elysées (L’invasion, 1950 ; Le professeur Taranne, 1954). Le professeur Taranne est d’ailleurs dédiée à Elmar Tophoven.

Au moment de la photo, on donne aux Noctambules Ping Pong d’Arthur Adamov, mis en scène par Jacques Mauclair que l’on retrouve en ligne dans un document de l’INA où apparaît brièvement Adamov, un Adamov plus vieux, mais qui a gardé sa belle chevelure. Mauclair explique que les pièces d’Adamov sont appréciées comme textes mais difficilement jouables, que les mettre en scène était une aventure. Sur le site de l’INA, Anaïs Bonnier explique : « Adamov fait partie d'une avant-garde théâtrale qui se trouve plus ou moins exclue des grandes scènes parisiennes. Afin de promouvoir ce nouveau théâtre se créent, dans les années 50, plusieurs petites salles indépendantes dans le quartier latin. Ces salles (théâtres de Babylone, de la Huchette, des Noctambules et Théâtre de Poche) vivent dans des conditions financières souvent précaires, et ne doivent leur pérennité qu'au succès, parfois inattendu, de certaines de leurs productions. » Le photographe a interprété cette situation d’un théâtre économiquement précaire mais qui est en train de devenir respectable. L’interview de Jacques Mauclair est un peu ambigüe : celui qui deviendra le metteur en scène du Ionesco reconnu par la Comédie Française laisse entendre que les pièces d’Adamov sont de beaux textes difficiles à mettre en scène, voire peu appropriés à la scène théâtrale. C’est un peu ce qui se dit par exemple des pièces de Dürrenmatt : quand on les lit, on les trouve superbes, mais on a toutes les peines du monde à leur faire passer la rampe. Un jugement qui reste réservé aux hommes de théâtre. En tout cas, Adamov, saisi sur le point de quitter la bohème, y retombera finalement de plus belle avec une triste fin. Ionesco fait du Ionesco, Beckett du Beckett mais Adamov change de registres, évolue vers Brecht et le théâtre épique avec Ping Pong, et devient dès lors de plus en plus politique, non sans succès d’ailleurs dans une période qui se politise. Par contre, il reste à St Germain-des-Prés, rue de Seine, Hôtel Welcome (selon Erika Tophoven), hôtel de Seine, qu’il ne quitte que tout à la fin pour s’installer… rue Champollion.

La rue Champollion est un tremplin de pérennité car il y compose ses écrits autobiographiques qui viennent compléter un précoce Aveu. Ces écrits fondent la ténue postérité de l’auteur, y compris chez Gilles Ortlieb. L’homme et l’enfant et Je…Ils sont disponibles. Je doute qu’Elmar Tophoven n’en ai jamais pris connaissance. Les sandales, l’accoutrement négligé, la vie dissolue, certes. Apparemment, c’était une relation de travail ; ils se vouvoyaient même s’ils se fréquentaient beaucoup à une époque. En 1957, pendant son voyage de noces qui consiste à rendre visite à toute une série d’amis en Allemagne, Elmar en profite encore pour mobiliser différents contacts du monde du théâtre en faveur de la pièce Paolo Paoli, tandis qu’Adamov lui fait comprendre un peu gêné que dans l’urgence, c’est quelqu’un d’autre qui se chargera de la traduction cette fois-ci, tout en lui confirmant son statut de traducteur attitré - ce qui ne s’est pas confirmé. Erika Tophoven se souvient de la visite d’Adamov et de Jacqueline avec des cheveux rouge vif à Issy-les-Moulineaux, où les jeunes mariés avaient élu domicile lorsqu’Elmar a quitté sa petite chambre de l’hôtel Bonaparte. Elle en garde un mauvais souvenir car elle a dû s’acquitter, dans un cadre modeste, du rôle de ménagère française qu’elle maîtrisait mal. Même si les Tophoven sont retournés quelques mois plus tard dans le quartier latin, rue des écoles, la période Adamov semble achevée. Comme Adamov s’était brouillé avec Ionesco, Elmar Tophoven traducteur d’Adamov se fermait la possibilité de traduire des pièces de cet auteur. L’œuvre de Samuel Beckett occupait de plus en plus la place, tandis que perçait le Nouveau roman. Mais Elmar n’a cessé de l’évoquer dans ses anecdotes avec une bienveillance toute naturelle et de lui témoigner ainsi sans doute une forme de reconnaissance et de fidélité.

Vu le contexte, c’est finalement une bonne chose que personne n’ait saisi l’occasion du triste jubilé pour monter à nouveau une pièce d’Adamov. Comme si ces œuvres, écrasés par la mise à nue masochiste, ne comptent plus que comme des faux-fuyants. L’intérêt pour Adamov prend ainsi une dimension un peu morbide. Mais son théâtre n’est-il vraiment plus jouable ? En quoi est-il caduc alors qu’on monte encore Beckett et Ionesco ? Comment expliquer ce purgatoire interminable ? Quels sont les faiblesses de l’œuvre, et pas seulement par projection les faiblesses de l’homme ? Il est vrai que malgré de nombreuses mises en scène à l’international, malgré une certaine renommée, elles ne se sont jamais imposées dans le public, pas de Cantatrice, pas de Godot. Il semble pourtant qu’Adamov ait joué un rôle de premier plan dans le monde culturel français, qu’il fasse le lien entre de nombreux courants et époques. L’image de la couverture du petit livre d’Ortlieb le communique malgré le titre, Adamov était aussi et même avant tout un homme de lettres, le garant d’une certaine continuité et d’un certain niveau.