Hans-Peter Kunisch en visite

L’auteur de « Todtnauberg » était déjà venu au Südwall il y a un an, aiguillé par Brigitte Neumann, l’ex-épouse de feu le professeur Gerd Neumann, même s’il connaissait déjà la petite ville suite à un séjour au Collège des traducteurs. Il était alors l’un des premiers à découvrir les archives Tophoven au complet et à leur place dans des pièces réservées. Kunisch était venu en train et en bus, il était resté quelques heures et Erika l’avait raccompagné à la gare la plus proche. Puis, plus rien. Ce qui n’était pas étonnant, car le Berlinois d’adoption rédigeait son ouvrage sur Celan, pressé par l’éditeur munichois DTV qui visait la date du jubilée du décès tragique du poète. L’ouvrage, intitulé Todtnauberg, est paru à temps pour être placé aussitôt en réanimation à cause du « shutdown ». Plus de tournée de lecture, cette institution allemande qui permet de rencontrer le public et de pousser les ventes. Juste quelques critiques, en général favorables, critiques dont la parution était précisément facilitée par la date fatidique et la coïncidence de plusieurs ouvrages sur le poète. En particulier celui de Helmut Böttiger, « Celans Zerrissenheit », également Berlinois, ancien étudiant de Lettres à l’université de Fribourg où il a côtoyé le professeur Neumann, mais qui a déjà publié plusieurs ouvrages sur Paul Celan depuis un quart de siècle. Il y a aussi un ouvrage de Wolfgang Emmerich et une « biographie » du poème Todesfuge par Thomas Sparr. S’ajoutent les souvenirs et documents de Klaus Reichert, lecteur d’édition du poète chez Suhrkamp. De France, un album biographique est attendu pour le centenaire de la naissance du poète.

Le centenaire de Heinrich Böll a montré que ces jubilés ne sont pas toujours des encensoirs. Malgré une attention publique accaparée par le Covid, on peut dire que Celan a plutôt bien passé le premier cap de l’anniversaire de son suicide, en attendant, autour du 23 novembre, celui de sa naissance, ce qui fait de 2020 une année Celan. Cela s’est bien passé dans le monde germanique en tout cas, car côté France, on n’en a pas beaucoup entendu parler, à plus forte raison à cause du confinement, qui n’explique pourtant pas tout.

Depuis un demi-siècle, à peu près tout a été publié, sinon dit. Ah oui, il reste juste un petit détail, faciliter l’accès à la compréhension des poèmes, oser la vulgarisation pour dépasser les poncifs généraux qui se sont immanquablement invités le 20 avril en France, au sujet du ce poète qui écrit comme on dit dans la langue des bourreaux. Ce qui explique peut-être pourquoi sa lecture est souvent un supplice ? En Germanie, le grand public a d’ores et déjà acheté 7000 exemplaires du « Todtnauberg », comme Hans-Peter Kunisch l’a indiqué à Straelen. Et ce n’est sans doute pas fini. Quand la librairie allemande existait encore à Paris, Iris Mönch-Hahn écoulait environ une édition de poche des poèmes complets de Celan par semaine. Il n’existe sans doute pas de poète contemporain de Celan, en France ou en Allemagne, qui puisse compter sur une telle assise, même si l’accès à l’œuvre est difficile, pas vraiment facilité par les traductions.  Personne ne remet vraiment en cause, par exemple, que l’anthologie bilingue de la poésie allemande à la Pléiade, 1993, réserve dans sa table des matières une pleine page sur 34 à Paul Celan, plus que Brecht, comme Heine et Hölderlin et pas loin de Goethe. Et ce, quand bien même cette anthologie porte la griffe de Jean-Pierre Lefebvre, un peu juge et partie sur ce point précis.

Si l’œuvre de Celan est bien vivante, pas sûr que les autres ouvrages parus à l’occasion de son jubilée se soient vendus aussi bien que celui de Kunisch. S’il s’agissait de bestsellers, ça se saurait. L’ouvrage de l’expert Böttiger, qui aborde également de façon détaillée, mais entre autres, le thème de Todtnauberg, promet de tordre le cou aux mythes qui entourent Celan et de le montrer sous un nouveau jour. L’ambition de corriger des mythes est l’indice d’un degré de maturité du sujet. La phase des accusations de plagiat est belle et bien terminée. Mais s’il s’agit de montrer Celan sous un nouveau jour, c’est surtout en fonction de la perception vague et vaguement faussée que pourrait en avoir aujourd’hui encore le grand public.

Le succès de Hans-Peter Kunisch est le fait d’un outsider. Certes, il s’agit d’un germaniste accompli, mais il travaille plutôt comme journaliste. Que s’est-il passé ? Selon lui, le succès de l’ouvrage Zeit der Zauberer de Wolfram Eilenberger, paru en 2018, a révélé aux éditeurs un marché sur le créneau inattendu de la philosophie vulgarisée au sens noble du terme. Fin 2018 décède le professeur Neumann, qui est parvenu à achever ses mémoires, parues courant 2019 et d’ailleurs copieusement assaisonnées précisément par Helmut Böttiger. Quant à Kunisch, l’élève de Neumann, le Selbstversuch de Neumann, qui revient sur le rôle qu’il a joué dans la rencontre entre Celan et Heidegger et plus généralement sur la relation conflictuelle et douloureuse qu’il a entretenue avec le poète, donne envie au journaliste de creuser ce sujet qui semble pourtant éculé. Il constate assez vite que la rencontre de Celan et de Heidegger à Todtnauberg a fait l’objet de nombreuses évocations et interprétations, mais qu’on oublie souvent qu’il y en a finalement eu trois, en 1967 d’abord, puis en 1968 et finalement en 1970. Rencontres ou fausses rencontres entre le poète et le philosophe, à l’occasion des séjours répétés de Celan à Fribourg en Brisgau.

Kunisch a mené une enquête en allant à la rencontre de tous les témoins directs et indirects, donc aussi d’Erika Tophoven. Il a convaincu l’éditeur qui sent que le climat est favorable pour mettre en scène un philosophe comme Heidegger. Surtout si on tombe en plus sur l’anniversaire tragique de la mort de Paul Celan. D’autant que, même si ni l’éditeur ni l’auteur ne forcent le trait là-dessus, le suicide du poète peut fort bien être mis en relation avec les rencontres entre Celan et Heidegger. C’était d’ailleurs sans doute l’un des principaux risques de l’entreprise de Kunisch : forcer le trait comme l’approche grand public le laisserait tolérer dans une époque sans lecteurs, au risque de sonner faux. Mais non.

Selon Hans-Peter Kunisch, il aurait été un peu vain et facile d’hurler avec les loups contre Heidegger. En fait, cela a déjà été trop fait, notamment par feu Jean Bollack, et cette approche aurait manqué d’originalité. On n’aurait pas non plus bien compris pourquoi Celan attache tant d’importance à un salaud. Au point de ranger tout cela dans le registre de la folie... A l'inverse, l'approche classique de la problématique de Todtnauberg tend à occulter l’état sanitaire du poète qui arrive à Fribourg en 1967 pour ainsi dire en permission de la psychiatrie après la grave crise du début de l’année. L’abondante documentation et les témoignages laissent certes des zones d’ombre, que l’auteur met d’ailleurs un point d’honneur à ne pas éluder. Mais dans les grandes lignes, on sait à peu près maintenant ce qui s’est passé, on peut assez bien le reconstituer si on veut bien compiler les informations disponibles et les confronter aux témoignages. Le germaniste s’acquitte de ce travail de fond dans un temps record, mais méticuleusement. Comme il le précise, l’urgence lui impose d’écrire sans attendre pour livrer au fur et à mesure, de sorte qu’il en vient à effectuer une sorte de plongeon dans la personnalité du poète, ce qui semble a priori absolument tabou. Un Celan et en plus un Celan « dérangé » ? Kunisch ne surjoue pas cette approche qui marque le point de départ de ce docu-roman. Et il choisit de se projeter dans un poète qui reste maître de ses moyens intellectuels, même s’il évoque les difficultés croissantes auxquelles Celan est confronté. Ce choix du Logos se justifie par la lucidité qu’a pu afficher le poète jusqu’au bout malgré des périodes plus ou moins longues de dérive.

Un peu comme Jonathan Littell qui a un moment donné de ses recherches sur la Seconde guerre mondiale effectue un saut quantique et s’engouffre dans la personnalité du bourreau, Kunisch va oser évoquer Celan de l’intérieur, mais comme pour tout le reste, il le fait avec retenue, il utilise ce plongeon comme outil narratif et comme contrepoint d’un texte qui ne cesse de recourir à des citations. La première partie, qui se rapporte précisément à la première rencontre, s’en trouve brillante et surprenante. Ensuite, le texte dérive par nécessité vers une sorte de biographie de la dernière période de la vie du poète, d’autant que les deux rencontres suivantes le sont finalement à peine et n’apportent pas la réponse attendue. L’ouvrage se termine par l’évocation de la mort du poète dans un chapitre qui formule la question d’un lien direct avec Heidegger. Toutefois, Kunisch a fait précéder ce chapitre de deux autres qui remettent pour ainsi dire les deux acteurs dos à dos. Il y a d’une part l’analyse de l’antisémitisme du philosophe, et d’autre part l’évocation d’une nouvelle affaire de plagiat relative à la Todesfuge.

Kunisch est parvenu à obtenir la preuve du fait que, dix jours avant sa mort, Paul Celan s’est vu confronté à une nouvelle affaire de plagiat. Difficile de dire si cela a joué un rôle décisif dans sa décision d’en finir. Mais au moins, il n’est guère possible d’affirmer que le suicide serait uniquement en lien direct avec Heidegger, comme le suggère un témoignage glaçant de Brigitte Neumann, rapporté page 299.

Le germaniste Kunisch est parvenu à dompter le pathos. Ce faisant, il laisse l’impression que la matière de son ouvrage est une dynamite créative. Avec à nouveau le défi de ne pas tomber, en l'exploitant, dans le pathos, ni dans la simplification. Pour le public français, l'ouvrage de Kunisch est sans doute la meilleure entrée en matière pour affronter l'oeuvre du poète, et surtout pour comprendre son contexte intellectuel de l'époque. Car l'analyse précise du point de cristallisation que constitue cette recontre entre le poète Celan, le philosophe Heidegger et le philologue Neumann donne à Kunisch l'occasion de dessiner les lignes de front terminologiques entre un Martin Buber fervent de la notion de rencontre, ou un Adorno qui s'insurge contre ce qu'il estime être un jargon. On peut donc parier sur le fait que l'ouvrage de Kunisch fera bientôt l'objet d'une traduction en français. Et sur ce plan, le modèle commercial Eilenberger opère aussi en France, puisque Le temps des magiciens a été distingué comme meilleur livre étranger de l'année 2019.